Je crois fermement que le hasard est la loi suprême du monde, c’est lui qui forme et anime le cosmos et qui chez les hommes distribue les talents et les rôles. Ce qui relève de l’intention et de la volonté n’est pas significatif, il représente une occurrence particulière et dérisoire de l’infinie et turbulente complexité du monde.
Ce n’est pas le sujet de ce texte, c’est partir de loin pour arriver tout près. Je veux juste dire que je ne sais pas et ne peux pas savoir comment et pourquoi le sieur Henry David Thoreau est dans mon environnement personnel depuis… si longtemps que je ne me souviens pas de quand, et comment, toujours par des chemins de hasard, il me rattrape chaque fois que je m’en éloigne.
Quelques jalons me reviennent à l’esprit. L’un des premiers me ramène aux années soixante-dix. J’avais vingt ans, je nourrissais une passion qui, dans mon étrange pays, l’Algérie socialiste de cette époque, champion mondial du quant-à-soi nationaliste et de la lutte contre l’impérialisme, le sionisme et la réaction, était considérée comme un vice de bourgeois dégénéré: la lecture. Comme les drogués, ceux qui souffraient de ce mal cherchaient leurs livres à la bougie, les achetaient au marché noir, se les passaient sous le manteau et comme dans Fahrenheit 451, apprenaient par cœur les bons passages pour les réciter aux copains de galère et aux sinistrés du système. J’avais besoin de sentir le papier subversif et de rêver à la liberté, Je fréquentais assidûment une bouquinerie semi-clandestine attenante à l’université au centre-ville qui avait pour enseigne : « Au monoprix du livre ». La police politique la tolérait pour savoir qui lisait et qui lisait quoi. Ici tous les livres valaient quatre-vingt dix-neuf centimes, qu’il fasse dix, cent ou mille pages. Ils avaient tous ceci de commun, ils étaient à l’état de déchets, ils avaient traversé des guerres et des autodafés, certains étaient carbonisés, d’autres sans couverture, les mieux conservés comptaient une feuille sur deux. Ce jour j’ai acheté un petit livre qui miraculeusement avait la plupart de ses feuilles : « Walden ou la vie dans les bois ». Qui était ce Henry David Thoreau? Cela me disait quelque chose, en rapport avec ces héros qui avaient fait l’Amérique de liberté et de poésie qui nous faisait tant rêver. Comment son livre est-il arrivé si loin en Afrique, où le tam-tam était encore le seul moyen de communication libre ?
Après avoir dévoré ce Walden je me sentais un appétit formidable pour aller vivre sur une île déserte, construire ma cabane, fabriquer mes outils et vivre libre et heureux de chasse, de pêche et de cueillette. Depuis, le goût de la solitude et du bonheur simple ne m’a jamais quitté.
Je fais court, je saute deux trois jalons importants qui m’ont fait découvrir d’autres facettes de Thoreau, le révolutionnaire, l’anti-esclavagiste, l’éducateur, le transcendantaliste. La découverte et la lecture de ses autres écrits ont été de grands moments et ont nettement et durablement influencé mon comportement en tant que citoyen, en tant que militant et plus tard en tant qu’écrivain engagé.
J’ai oublié de dire que le hasard qui décide de tout ne nous parle jamais de manière distincte. Il envoie des signes, des clins d’œil. C’est le problème, il faut réfléchir, interpréter, attendre que les choses éparses et insignifiantes s’organisent dans un schéma. Or souvent la spontanéité est la clé du succès.
Que dire de ceci ? En 2015, je suis invité par la librairie Folies d’Encre à Montreuil pour parler de mon petit dernier : « 2084, la fin du monde ». Sujet catastrophique mais soirée agréable, réussie. J’en garde un bon souvenir. En clôture de la rencontre le libraire m’offre un cadeau joliment ficelé. «Deux livres qui je suis sûr vous plairont», me dit-il. Suspens. J’ouvre le paquet sous le regard impatient du public et que vois-je : «La désobéissance civile» et «Résister» de… Henry David Thoreau! Si ce n’est pas un signe fort du destin, qu’est-ce que c’est?
Je les avais dans ma bibliothèque mais le plaisir n’en fut pas pour autant divisé par deux, au contraire il fut multiplié par deux. En tout cas, ces livres étaient neufs et le libraire avait vu juste, mon héros était bien H.D Thoreau.
Sur-le-champ, avant même de comprendre ce que le hasard voulait me dire, j’ai pris la résolution que mon prochain roman, auquel je pensais déjà depuis pas mal de temps, ferait une large place à Henry David Thoreau. J’essayerai de rendre compte de l’esprit qui l’animait et des combats qui furent les siens. Cet homme est important, il faut aider à le retrouver, à populariser ses idées, elles sont plus que jamais d’actualité. Dans la semaine mon plan était fait. Je n’ai pas compris, soit dit en passant, pourquoi la COP21 ne l’avait pas pris comme emblème. Le vrai écologiste, c’est quand même lui.
Nous parlions de hasard et de signes du destin. Voilà une autre manifestation de ce magicien, un coup super fort. Un matin de juin 2017, je reçois un email de Philippe Djian. Grosse, grosse et belle surprise ! Des souvenirs datant de mars 2010 remontent à la surface : Los Angeles, San Francisco. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés c’était là, en Amérique, sur la Côte Ouest, nous avons fait le voyage aller et retour, à partir de Paris, ensemble, avec Alain Mabanckou, Jean Rolin, Véronique Ovaldé, nous étions membres d’une délégation dirigée par Olivier Barrot à qui fut donnée la mission d’aller chez les Américains réveiller un peu leur goût pour la littérature française qui avait tendance à s’émousser ces dernières années. Je ne sais pas si nous les avons convaincus de mieux se nourrir en littérature, mais je peux certifier que nous avons mouillé nos chemises, quatre jours durant nous avons parlé, parlé, parlé.
Je retrouve dans mes fichiers une photo d’une de ces rencontres et je l’envoie aussitôt à Philippe.
Et voilà donc, sept années plus tard, Philippe Djian qui m’écrit pour me demander de participer à un projet qui lui tenait à cœur et pour lequel il avait bataillé des années durant pour le faire aboutir. Il a réussi à mobiliser de belles signatures littéraires et artistiques.
A son projet il a donné le nom de… Walden! cet étang merveilleux dans le Massachusetts sur les bords duquel le philosophe Henry David Thoreau avait vécu en ermite deux années, deux mois et deux jours, dans une cabane qu’il avait construite de ses mains.
C’était incroyable! Philippe me demandait de participer à un projet autour de Thoreau avec lequel je vis dans une grande intimité depuis si longtemps, et davantage encore depuis que j’ai décidé de le mettre en guest star dans mon prochain roman. Ce n’est plus du hasard, ce n’est plus un signe du destin, c’est une injonction divine. Que se passe-t-il dans la télépathie mondiale? Que se passe-t-il donc que le monde s’intéresse tant à Thoreau, qu’on réédite ses œuvres, qu’on s’organise autour de son nom et ses livres?
La raison crève les yeux : le monde est épuisé, il se meurt, il a tout essayé pour s’en sortir mais rien n’y fait, la saturation est là et l’overdose se profile. Et voilà que, grâce à quelques visionnaires dont Philippe Djian, Michel Onfray et les éditions bordelaises Finitude qui rééditent son monumental journal, on découvre que la solution est chez Thoreau. Il ne reste qu’à le suivre : vivre en ermite, tout près de la nature, ne pas payer les impôts si le gouvernement les utilise pour faire la guerre, ne pas polluer les rivières, n’utiliser ni engrais ni détergents chimiques, etc. Le bonheur, c’est facile comme tout. C’est un état d’esprit qui fait de la simplicité le pôle nord et le pôle sud de la vie.
Voilà c’est le début d’une belle aventure. On va faire connaître ce sacré Thoreau aux peuples qui rêvent de sauver leur planète de la mort. Suivez le guide sur le site Walden.
Boualem Sansal
Alger, septembre 2017