"J'ai rencontré
Jerome David Salinger"
05/02/2010
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"J'ai rencontré
Jerome David Salinger"
05/02/2010
"J.D. Salinger
une extraordinaire lumière"
11/08/2006
Jerome David Salinger
01/01/1919 - 27/01/2010
Deux nouvelles jamais publiées
écrites et lues par Philippe Djian
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J. D. Salinger, une extraordinaire lumière
par Philippe Djian
Bill Walton. Le géant qui jouait pour les Celtics. J'avais loué sa maison à Cambridge, Massachusetts. Très bien, très belle maison. Sauf que les lavabos m'arrivaient au milieu de la poitrine. Je devais également monter sur un truc pour me raser.
Il avait des mains énormes : un ballon de basket tenait dans sa paume comme une balle de ping-pong dans la mienne, ce genre de proportion. Et un soir, il me la plaqua sur l'épaule - je crus que le plafond s'écroulait - et il me fit : "Salinger ? Tu veux dire Jerome David ? Celui de L'Attrape-Cœurs ?" J'acquiesçai. Nous étions assis sur la véranda, guettant un raton laveur, son ombre de géant et la mienne toute petite, la bestiole nous ayant déjà ravagé deux poubelles. "Si tu veux, me dit-il, je vais l'appeler. Je vais l'appeler, okay ?"
M'étranglant, je vaporisai, dans un spasme, la moitié de mon Pepsi. Bill me donna quelques tapes dans le dos tandis que mes yeux s'emplissaient de larmes. Et c'est ainsi que l'histoire a commencé. Par une nuit de pleine lune, non loin d'Harvard Square - la chasse au raton laveur était ouverte et Bill voulait corriger ce fils de pute.
Donc, retrouvant mes esprits, je suppliai Bill de ne pas appeler Jerome David Salinger, de ne pas déranger J. D. Salinger, car cet homme, ce magnifique écrivain, ne voulait plus voir personne depuis belle lurette, si bien que pour ma part j'aurais préféré mourir plutôt que...
Bill composa le numéro de téléphone sous mes yeux. Je lâchai un hoquet.
Depuis que son genou était niqué, Bill passait souvent à la maison pour voir si tout se déroulait correctement, si nous n'avions besoin de rien, si je n'avais pas démoli son antenne satellite ou touché à ses encadrements du Grateful Dead ou abîmé son broyeur.
"Et voilà. Le tour est joué, fit-il. Demain, au Walden Pound. J'apporterai quelques bières. A moins que tu ne veuilles t'en charger.
- On prend nos maillots de bain ?" demandai-je.
Au matin, lorsque Bill vint me chercher - il rentrait avec difficulté dans sa Grand Wagoneer blanche et verte - je n'étais pas encore sûr de ne pas m'enfuir au dernier moment.
"A ce point-là ?" s'étonna Bill, claudiquant à mes côtés, me fournissant ainsi une protection bienvenue contre la lumière directe du soleil qui flamboyait sur la forêt. J'opinai, m'enserrant des bras la poitrine avec force. Je me sentais oppressé. Nous passâmes devant les restes de la cabane de Henry David Thoreau. Le lac Walden miroitait en contrebas.
"Toi, qui est ton héros ? lui demandai-je, tandis que nous dévalions un tapis de feuilles mortes semblable à une coulée de lave. Bon, peu importe. Eh bien pour moi, J. D. Salinger..." Je ne terminai pas ma phrase car nous venions de déboucher au bord de l'eau. Eblouissant.
Bill me pinça le gras du bras et me désigna un groupe d'une demi-douzaine de pêcheurs à l'oeuvre. Jerome David S. était le dernier en partant de la gauche. Les sapins se balançaient dans l'air doux. Je faillis flancher. Heureusement, j'avais emporté en prévision une pleine gourde de Jack Daniels coupé de Coca.
Les pêcheurs se trouvaient installés dans de grosses bouées, plus grosses que des chambres à air de camions. Certains possédaient une petite télé, d'autres un assortiment de thermos, de timbales, de boîtes à gâteaux. Un système de combinaison de caoutchouc maintenait le bonhomme au sec. Chaque bouée était équipée d'un petit parasol.
Quoi qu'il en soit, je ne pouvais faire un pas de plus. Pas un seul. Mon cœur cognait. J'imaginais que Jerome David allait sortir une arme de son embarcation et nous abattre comme des chiens sur la rive avant même que nous ne l'eussions dérangé, et par avance je lui donnais mille fois raison. J'admirais tellement cet homme.
Je le voyais dodeliner doucement la tête - le casque dont il était affublé me permettait de penser qu'il écoutait de la musique indienne, très en vogue à l'époque. Cet homme était génial.
Il avait effacé ses traces et se cachait sous l'apparence d'un paisible pêcheur à la ligne, lunettes sombres et casquette In-Fisherman. Fabuleux. J'étais estomaqué par tant de matière romanesque derrière laquelle flottait une longue rangée de sapins, celle-là même qu'avait contemplée Henry David Thoreau en posant son sac le 4 juillet 1845 avec l'intention d'aller piquer une tête dans le lac Walden - où déjà devaient frétiller de beaux poissons.
"J'y crois pas. T'as la pétoche ?" ricana Bill.
"La pétoche de quoi, imbécile ?" répondis-je tandis qu'une extraordinaire lumière irradiait du point précis où se trouvait J. D. un instant plus tôt, bleutée, aveuglante, stridente, et qu'il s'élevait au-dessus des sapins par la seule force de son esprit. Épatant. Absolument génial.
J'ai rencontré Jerome David Salinger
par Philippe Djian
J'ai rencontré Jerome David Salinger, pour la première fois, en octobre 1965. A cette époque, je le dis à l'attention des plus jeunes, il fallait faire un effort de volonté pour ne pas se suicider.
Vous n'imaginez pas comme ce pays était sombre et triste et infiniment cotonneux. N'écoutez pas ceux qui vous disent le contraire. J'y étais. Nous partions en lambeaux, nous nous morfondions, nous passions des journées entières à jouer au flipper, à rêver de libération sexuelle, et rien de frémissait à l'horizon, rien ne nous retenait de nous jeter à la Seine.
Mes parents tenaient un commerce dans le Marais. Il s'agissait d'une épicerie qui proposait un très bon pastrami à la coupe - lequel constituait l'essentiel de sa nourriture d'alors - et de ces gros cornichons à la peau jaune pâle dont il raffolait, spongieux, mous, translucides, directement importés d'URSS.
Je m'en souviens comme si c'était hier. Une femme en manteau de fourrure créait une sorte d'embouteillage à elle seule en hésitant devant un assortiment de sablés maison. Dehors, le vent du soir soufflait. Plus tard, j'appris que le père de Jerome David était juif et sa mère catholique. J'étais dans le même cas. "Mon gars, je trouve que c'est une bonne combinaison, me disait-il. Je trouve que ça tranquillise l'esprit."
Lorsque la porte du magasin s'ouvrait, un grelot tintait. Laissez-moi vous dire que cette époque était lugubre. "Avant, je ne savais pas ce qu'était un livre, lui ai-je avoué après avoir lu L'Attrape-Cœurs. Je ne savais pas à quoi ça servait."
J'étais bouleversé. Pour commencer, je ne mangeai rien durant trois jours. Puis mes parents se mirent à penser que cet homme avait trouvé le moyen de me tourner la tête, que je n'étais plus le même, et mon père se proposa d'aller lui casser la gueule s'il ne me laissait pas en paix, s'il était responsable de la dégringolade de mes notes en français - d'un autre côté, Jerome David était un client régulier.
"Si tu deviens écrivain célèbre, tu n'auras plus jamais la paix, m'annonça Jerome David une autre fois. Regarde ce qu'ils me font." Des photographes se planquaient dans son jardin, des types bondissaient avec des micros, des filles se roulaient par terre devant sa porte. "Tout cela devient tellement stupide", soupirait-il.
On le croyait cloîtré dans une ferme isolée du New Hampshire, occupé à tenir le monde à distance, mais il effectuait de fréquents séjours incognito à Paris afin de reconstituer ses forces, de tout simplement respirer sans avoir une armée à ses trousses - et Dieu sait combien de cinglés pouvaient y avoir fait leur nid.
"Ton père était un type bien, me déclara-t-il à la mort de celui-ci. Ton père ne connaissait rien à la littérature mais il a très vite accepté que tu ne sois ni avocat ni dentiste. C'est bien, non ?"
Je ne savais jamais vraiment s'il plaisantait ou non. Surtout depuis que je lui avais fait part de mon envie d'écrire. Il y avait désormais un éclat d'incompréhension amusée dans son regard. "Je sais que je ne serai jamais aussi bon que vous, lui disais-je, aucune chance, mais qu'est-ce que je peux vous dire ? Tout ça, c'est de votre faute."
Maintenant qu'il est mort, c'est comme si j'avais perdu deux fois mon père. "Un écrivain ne doit rendre des comptes qu'à lui-même, à lui seul, me glissait-il lorsque j'avais de mauvaises critiques ou que l'on venait me raconter que la magie n'existait plus. Un écrivain ne doit obéir qu'à sa propre idée de la perfection. Ne sors pas de là. Écris le livre que tu souhaites lire. Règle numéro un."
Je ne connaissais pas de meilleur professeur, franchement. J'étais sûr de pouvoir compter sur lui chaque fois que le doute s'installait, chaque fois que j'étais tenté de rentrer dans le rang. "Il faut répéter sans arrêt le nom de Dieu. Règle numéro deux. Apprivoiser le rythme." Je ne connaissais pas de meilleur guide, franchement, pour tailler dans cette jungle, pour trouver les points d'eau. Cher Jerome David.
Maintenant qu'il est mort, il ne me prend plus au téléphone. Sa main est devenue froide.
Cher Jerome David,
Ces quelques mots pour vous avertir que je serai absent de Paris jusqu'à fin mars. Tâchez de ne pas vous pointer avant. En raison des événements, j'ai accepté d'écrire quelques articles sur vous, mais soyez sans crainte. J'aimerais mieux m'arracher la langue. Vous écoutant, l'autre jour, j'ai eu envie de relire du William Saroyan et du Sherwood Anderson. J'espère que vous êtes jaloux.
Votre infiniment dévoué,
Philippe Djian
L'Attrape-Cœurs
1951
The Catcher in the Rye
Holden Caulfield
Connu pour L'Attrape-coeurs, son unique roman, mais aussi pour ses nouvelles, notamment Un jour rêvé pour le poisson-banane, J. D. Salinger n'a fait aucune apparition publique ni accordé un seul entretien à partir de la fin des années 1960...
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EPILOGUE
J. D. Salinger nous a quittés le 27 janvier 2010 à l'âge de 91 ans. Il avait déjà disparu en janvier 1953, deux ans seulement après la publication de l'Attrape-Cœurs, pour échapper aux journalistes et à la célébrité. En 1965, il publie sa dernière nouvelle. Dès lors, il interdit toute adaptation cinématographique de ses œuvres. Il traîne ses biographes devant les tribunaux. En 1980, l'assassin de John Lennon est arrêté avec, dans sa poche, un exemplaire de l'Attrape-Cœurs. Le livre se vend toujours à 250.000 exemplaires par an. Il se termine par cette phrase : «Ne racontez jamais rien à personne. Si vous le faites, tout le monde se met à vous manquer.»
Ici se termine la première étape
du sentier littéraire de Philippe Djian.
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