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Jacques s’assoit sur le bord du trottoir. Il dit : « Oui. Il le faut.

Jeanne soupire. Elle s’énerve.

_ Et ça va prendre combien de temps ?

Il la regarde. Il sourit. « Tu es pressée ? Dis-moi. On t’attend quelque part ?

_ Il va bientôt pleuvoir, Jacques. Regarde le ciel…

_ Et alors… On attendra sous la pluie. Moi, ça ne me gêne pas.

Elle souffle : « C’est ridicule.

Et Jacques, aussitôt : « Non, Jeanne. C’est toi qui est ridicule.

_ C’est ce que tu penses ?

_ Oui.

_ Vraiment ?

_ Vraiment, Jeanne. Il suffit d’être patient.

_ Et s’il ne ressort pas ?

_ Fais-moi confiance, il va ressortir. Un type comme ça ne reste pas chez lui plus d’une heure ou deux. 

_ Mais bon sang, Jacques, tu ne le connais même pas.

_ J’ai vu son visage. J’ai vu son regard, Jeanne.

_ Tu ne vois pas que…

_ Quoi ? » Il se relève. D’un coup. « Qu'est-ce que je ne vois pas ?!

Elle hésite. « Je veux rentrer, Jacques. Ramène-moi à la maison.

_ Tu n’as qu’à prendre le bus.

Jeanne ouvre son sac à main, regarde l’heure. Réajuste la capuche de sa grosse doudoune, et dit : « Tu vas vraiment passer la nuit ici ? A cause d’une intuition ?

Il ne répond pas.

Elle se racle la gorge. « Regarde le ciel, Jacques.

_ Je m’en fous du ciel. Et de la pluie. Je m’en fous…

_ Ne dis pas ça. » Elle se rapproche de lui, cherche à lui prendre la main. 

Mais il s'écarte. Elle ne comprend pas. Déjà il s’éloigne. Il l’ignore, et fixe son regard sur le bâtiment moderne devant lequel ils attendent.

Elle dit : « Rentre avec moi, Jacques. Tes mains sont glacées.

Il ne bouge pas.

Elle insiste. « Je ne veux pas te laisser là.

Mais Jacques est ailleurs, ses yeux perdus dans le lointain. Il ne voit pas Jeanne s’éloigner. Il n’entend pas ses talons cogner le trottoir. Il demeure immobile, face au bâtiment moderne et sa façade en crépi, ses fenêtres si nombreuses, ses fenêtres déjà allumées, sa porte qui reste close.

Au bout d’un moment, et sans bouger, il murmure: « Jeanne… Il le faut. » Il se frotte les yeux, en ajoutant : « Un peu de pluie ne me fera pas de mal…

 

 

***

 

 

"Le secret est bien gardé

pour la simple raison qu'il se garde lui-même;

il le restera tant que le monde est monde."

 

                                                      Gustav Meyrink

 

chapitre 1

FINIR

Jeanne est au sec. Elle regarde la pluie tomber sur la ville à travers la vitre du bus, à travers le verre fumé de ses lunettes de soleil. Quelque chose brûle au coin de la rue, malgré la pluie. Elle voit quelques flammes, et la fumée sombre s'élèver entre les bâtiments.

Plus loin les gens manifestent. Ils défilent par centaines, par milliers, avec leurs banderoles et leurs foulards remontés à la moitié du visage. Elle ne peut pas lire les mots écrits sur leurs pancartes. Elle est trop loin. Elle s'en moque de toute façon, ça ne l'intéresse pas. Elle préfère regarder les façades et les boutiques. Les restaurants. Les gens sur le trottoir, les gens qui entrent et qui sortent, qui avancent, qui marchent et courent ou discutent et rigolent calmement.

Jeanne n'entrera plus dans un bistrot, certainement plus jamais, ni seule ni avec ses collègues — qui n'étaient pas des amis, elle le sait bien, mais quand même —, elle aimait discuter du nouveau stagiaire pas vraiment beau et du prochain grand pique-nique d'été, quand toutes les familles se réunissent au bord de la rivière et regardent leurs enfants se courir après. Elle ne va plus dans les magasins, n'essaie plus de jupe ou de tailleur, pour se faire plaisir, pour mettre son corps en valeur. Pourtant, elle n'est pas vieille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle le dit d'une voix un peu sourde, pour elle-même: «Je ne suis même pas vieille.» Sa voix se perd dans le ronronnement du moteur. Son visage se perd dans les reflets des enseignes qui commencent à s'allumer. Elle garde ses lunettes. Bien sûr. Elle ne pourrait pas vivre sans elles.

Le bus traverse la ville — puis la banlieue. Jeanne s'est endormie. Au terminus, le chauffeur la réveille et lui rend ses lunettes qui traînent par terre. Elle les remet, descend du bus et attend sur le parking désert.

Il fait nuit. Elle allume une cigarette. Le chauffeur aussi.

Des gyrophares clignotent sur l'avenue brumeuse. Des sirènes retentissent puis s'éloignent et se dissipent dans le silence.

Elle dit: « C'est idiot. Je voulais une vie saine... Et dans le fond, j'ai eu beaucoup de chance, vous savez. Une vie heureuse. Je veux dire, une vie sans histoire. »

Elle regarde les lumières bleues et rouges, intermittentes, projetées sur les murs des immeubles. Elle regarde le chauffeur, cet inconnu, cette figure muette aux yeux sombres et fatigués — presque imbécile mais chaleureuse, étrangement concernée.

_ Comment j'aurais pu être prête? Hein? Tout s'est toujours bien passé pour moi.

Le chauffeur acquiesce, et, doucement, il s'approche d'elle.

Il lui enlève ses lunettes de soleil. Elle le laisse faire.

Il dit : « Je n'habite pas très loin.

Elle recule. « Jacques va venir me chercher… A moins que ce ne soit Marc. »

 

 

***

_ Il n’est pas rentré, dit Marc en passant la deuxième. « Ni téléphoné, ni rien. Et il n’est pas rue Cadestin non plus.

Jeanne soupire, allume une autre cigarette. Et la fenêtre s'ouvre toute seule. Le carreau descend avec un bruit électrique. Elle met sa main dehors. Remercie Marc d'un coup d'œil, qui ajoute : « Si ça se trouve, il est retourné en forêt…

Ils roulent lentement, baignés dans la lumière orangée des lampadaires, sur l'avenue déserte jonchée de poubelles éventrées, de détritus, de papiers froissés poussés par le vent.

_ J'ai peur qu'un jour il ne revienne pas, dit Jeanne.

_ Je crois qu’il en a besoin. Je crois que ça l'aide.

Elle le fixe en secouant la tête. «Que ça l'aide? Passer la nuit dans la forêt, tu crois que ça l'aide? Tu crois qu'il se sent mieux le matin? C’est ça ?!

Il cherche quelque chose à dire. Mais ça ne vient pas. Il n’a rien à dire. Et tout de suite, Marc se sent mal à l’aise. Le silence se substitue aux mots. Et ça le gêne. Ça le dérange, cette absence de paroles.

Chez lui, la télé est toujours allumée. Pour tuer le silence. Parce qu’il déteste ça — le silence. Parce que dans le silence résonne encore les cris de sa femme, et parfois même le rire de ses enfants.

Là, il allume la radio. Et un jazz lancinant emplit la voiture.

_ J'ai l'impression que ça fait une éternité, dit Jeanne.

Elle lâche sa cigarette et remonte la vitre. Elle observe un groupe de CRS, assis sur le trottoir, appuyés au mur. Ils attendent. Ils mangent des sandwiches.

_ Ça ne va pas changer, hein? Ce sera toujours comme ça…

Ils roulent le long d’un immense chantier, puis le long d’immenses containers à moitié rouillés, empilés les uns sur les autres comme des tours.

_ Qu'est-ce que tu veux dire?

Jeanne ne répond pas. Elle regarde la gare de triage, les vieilles locomotives, les wagons laissés là, comme à l'abandon.

Elle crie soudain. «Là-bas! Stop! STOP!

Marc pile sur les freins. Elle saute de la voiture. Elle traverse la route en courant. Descend dans le petit ravin et regarde la gare à travers le grillage.

_ Jacques!» Elle s'enfonce dans le noir. «Jacques, c'est toi?

Elle entend Marc, derrière elle, dire d'un ton mou: «Il est deux heures, Jeanne. Je me lève moi demain.» Mais Jeanne continue à appeler son mari en longeant la clôture.

 

 

***

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L'homme

sans repos

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